Le parcours de Jean Arthur Rimbaud. Dans les salles de l’Exposition universelle, où l’on donne un aperçu de l’art français du XIXe siècle, est accroché un grand tableau de Fantin-Latour datant de 1872. Le tableau représente une table dressée autour de laquelle sept ou huit hommes sont assis ou debout. Tout à gauche est assis le poète Verlaine, dont nous reconnaissons immédiatement le très beau visage satyrique ; à côté de lui, un jeune homme aux allures de jeune fille, dont les jolis traits ont, malgré toute la douceur de la jeunesse, un air de faune satyrique, soutient sa tête bouclée dans sa main. Ce garçon, qui avait alors dix-huit ans, c’est Alfred Rimbaud, et l’artiste a su laisser transparaître la profondeur de l’esprit à travers la grâce du visage. Car Rimbaud était à la fois un beau garçon et un penseur pénétrant dans toutes les hauteurs et profondeurs. A un âge incroyablement précoce, il écrivait des pensées liées et libres, comme on n’en chercherait jamais chez un écolier. Et ce qui est étonnant, c’est qu’il est apparu dans le ciel littéraire de Paris dans un éclair soudain, tel un météore brillant, pour disparaître ensuite complètement. A tel point que ses amis les plus intimes le croyaient mort depuis longtemps, lorsqu’ils furent surpris par l’annonce de son décès, survenu en 1891 à l’hôpital de Marseille. Tandis que ses camarades parisiens ne se souvenaient plus que rarement de lui comme d’un étrange vagabond divin, tandis que des critiques éloignés doutaient de son existence et considéraient le jeune poète apparu et disparu si soudainement comme un mythe de Verlaine, Rimbaud, qui avait définitivement renoncé à la littérature, parcourait les parties les plus lointaines du monde, luttant contre les indigènes de Java et de Bornéo et nouant des relations commerciales avec les Gallas et les Somalis, avec les Ménéliks et les Makonniens. Verlaine publia les poèmes péniblement recueillis par son ami que l’on croyait mort, alors que celui-ci dirigeait des expéditions à l’intérieur de l’Afrique et pratiquait le troc avec les indigènes. Une vie de poète aussi extraordinaire mérite bien un récit, et même ceux qui n’ont aucun goût pour les écrits et les poésies de Rimbaud, souvent étranges et obscurs, liront avec intérêt une brève description de sa vie. Neuf ans après la mort du héros, Rimbaud a trouvé son biographe, et Paterne Berrichon publie en trois volumes successifs à la Société du Mercure de France les œuvres, les lettres et une biographie du poète et globe-trotter.**) Les lettres sont intéressantes, surtout parce qu’elles nous font connaître un aspect essentiel de Rimbaud, son insatiable quête de savoir. Il demande sans cesse qu’on lui envoie des livres et des appareils scientifiques, et son esprit, si réticent aux choses du monde dans sa jeunesse, se tourne ensuite vers la pratique. Il demande des grammaires des langues africaines pour pouvoir communiquer avec les indigènes, des manuels de métallurgie, d’hydraulique, de construction et de conduite de bateaux, de fabrication de poudre, de minéralogie, de maçonnerie, de charpenterie, de forage de puits artésiens, de moulins à scie, de tannerie, de construction de chars, de serrurerie, de verrerie, de cuisson de briques, de poterie, d’armurerie, etc. La liste est infinie, et s’y ajoutent toutes sortes d’instruments dont ont besoin le chirurgien de campagne, le géomètre, le chercheur itinérant. Et qu’il ait étudié et utilisé toutes ces choses, c’est ce qui ressort de ses lettres ainsi que des témoignages des commerçants, des voyageurs et des consuls avec lesquels il a été en contact en Afrique et en Arabie. La description de sa vie est encore plus captivante. Arthur Rimbaud est né en 1854 à Charleville, à la frontière belge. Son père, officier, se brouilla peu après la naissance d’Arthur avec sa femme, qui resta avec ses enfants à Charlevtlle, où Arthur et son frère aîné fréquentèrent le lycée. La mère était très sévère, et cette circonstance a peut-être contribué à renforcer l’instinct de liberté de son fils. A l’école, Arthur se distinguait beaucoup et était le favori de ses professeurs. Une rédaction de lui, retrouvée dans l’un de ses cahiers de 1862 et qu’il a donc écrite à l’âge de huit ans, est révélatrice de la maturité précoce du garçon. On peut y lire ce qui suit, que l’on devrait plutôt écrire à un humoriste adulte qu’à un garçon d’à peine huit ans : “A quoi bon apprendre le grec et le latin ? Je ne le sais pas. En tout cas, c’est inutile. Qu’est-ce que l’examen m’apporte ? Qu’est-ce que l’examen m’apporte ? Rien, n’est-ce pas ? Si, on dit qu’on ne peut obtenir une place que si on a passé l’examen. Mais je ne veux pas de poste ; je veux devenir rentier. Et même si j’en voulais un, à quoi sert le latin ? Personne ne parle cette langue.

Ici et là, je vois quelques mots latins dans les journaux, mais, Dieu merci, je ne deviendrai pas rédacteur de journaux. Pourquoi dois-je apprendre l’histoire et la géographie ? Il est nécessaire de savoir que Paris est en France, mais personne ne demande à quelle latitude. Apprendre l’histoire de Nabuchodonosor, de Psammétique, de Darius, de Cyrus, d’Alexandre et de leurs collègues aux noms tout aussi diaboliques, c’est une torture. Qu’est-ce que ça peut me faire qu’Alexandre ait été célèbre ? Qu’est-ce que ça peut me faire de savoir si les latins ont existé ? Au final, le latin est une langue artificiellement fabriquée. Mais même s’ils ont existé, qu’ils gardent leur langue pour eux et me laissent devenir rentier ! Qu’est-ce que je leur ai fait pour qu’ils me martyrisent ainsi ? Et le grec ! Cette misérable langue n’est parlée par personne, par aucun être humain” ! Le poète qui, dès l’âge de huit ans, se moquait déjà de lui avec cet humour suraigu, était à seize ans un satiriste pessimiste, pour se détourner complètement à vingt ans de toute activité littéraire et ne plus parler désormais des poètes et de la poésie qu’avec mépris. Et ce n’était pas une pose chez lui, mais lorsqu’il apprit la publication de ses vers par Verlaine, il entra dans la plus grande colère, et il détruisit l’édition de la Saison en Enfer qu’il avait lui-même organisée dès sa publication. Mais nous reprenons la main et, pour pouvoir désormais raconter correctement notre histoire, nous allons maintenant nous en tenir exactement au cours de ses aventures. La Grande Guerre obligea les autorités à fermer les écoles, et notre Arthur se plut tellement à cette liberté qu’il décida de ne plus retourner à l’esclavage du lycée. Comme sa mère ne voulait rien savoir d’un tel commencement, Arthur s’éloigna secrètement de la maison, se glissa dans la gare et se cacha dans un wagon d’un train en partance pour Paris. Il fit la plus grande partie de ce voyage sous la banque, afin d’échapper aux contrôleurs, mais il fut arrêté à la gare du Nord de Paris et, comme il refusait tout renseignement, il fut arrêté comme espion. Au bout de douze jours, il se décida à parler et donna l’adresse de son ancien professeur de littérature, avec lequel il était resté en correspondance et qui était maintenant professeur à Douai. Le brave homme envoya l’argent pour le billet de train manquant et paya également le voyage de son protégé de Paris à Douai et de là à Charleville. Ce fut le premier coup d’Arthur, qui fut suivi d’autres en peu de temps. A peine arrivé chez sa mère, il songea de nouveau à fuir. Cette fois, il entreprit le voyage à pied, sans un sou en poche, et prit le chemin de la frontière belge toute proche.

A Charleroi, il essaya de trouver un emploi dans un journal, mais les rédacteurs regardèrent le jeune homme poussiéreux avec un étonnement compatissant et le rejetèrent. Pendant plusieurs semaines, il erra comme vagabond dans les régions frontalières, dormant à la belle étoile et mendiant son pain, jusqu’à ce que les gendarmes l’arrêtent et le ramènent chez sa mère. Il resta chez lui pendant l’hiver, mais en mars, sans dire un mot à personne de son projet, il vendit sa montre et partit pour Paris. André Gill, le célèbre caricaturiste, était alors connu en France comme dessinateur, poète et bohémien. Arthur, qui ne connaissait personne à Paris, se rendit tout droit chez l’artiste. Gill était sorti et avait, selon son habitude, laissé la clé sur la porte de son atelier. En rentrant, il trouva un jeune homme poussiéreux et inconnu, couché sur le divan et dormant. Gill réveilla l’intrus, lui demanda sèchement ce qu’il voulait, mais ne l’écouta pas longtemps et le poussa vers la porte.

Pendant huit jours, Arthur erra dans Paris et fit la vieille expérience qu’on n’est jamais aussi seul et abandonné que dans les grandes villes. Il dormait sous les arches des ponts et se nourrissait des déchets qu’il trouvait devant les épiceries et les maisons de bouche ou qu’on lui tendait. Puis il n’en souffrait plus, et c’est avec un désespoir amer qu’il se mettait en route vers sa lointaine patrie, où il arrivait des semaines plus tard, dépenaillé et en haillons. Quelques jours plus tard, il s’enfuit pour la quatrième fois : il se rendit à nouveau à pied à Paris, où il eut désormais plus de chance. Les gens de la Commune apprécièrent ce jeune garçon écumant d’un enthousiasme sauvage, ils le prirent dans leurs rangs et, jusqu’à la dernière semaine sanglante de mai, Arthur combattit fidèlement les troupes de Versailles aux côtés de ses nouveaux camarades. Après la défaite de la Commune, il réussit à s’échapper de la ville et à regagner son pays. C’est là qu’il écrivit, à moins de dix-sept ans, son poème le plus célèbre, “Le bateau ivre”. Dans ce “bateau ivre” qui erre sans gouvernail et seul dans l’océan et voit des choses rares, effrayantes et sublimes, on n’a pas cherché à tort à reconnaître le poète lui-même et son parcours inhabituel. Il envoya le poème à Paul Verlaine et un échange de lettres s’ensuivit, qui aboutit à une invitation à Paris. Rimbaud arriva, fut accueilli à bras ouverts par Verlaine et ses amis et devint bientôt un membre remarquable du cercle de poètes et d’artistes que nous montre le tableau de Fautin-Latour mentionné plus haut. Il resta neuf mois à Paris et se lia très étroitement avec Verlaine. Les deux hommes passèrent des jours et des nuits à s’enivrer ensemble de poésie et d’alcool. Arthur habita d’abord chez Théodore de Banville, puis, grâce à la liberté de Verlaine, il put s’installer dans son propre appartement de la rue Campagne Première à Montparnasse. Paul Verlaine avait occupé un poste sous la Commune, grâce à l’amitié du préfet de police Raoul Rigault, fusillé par les Versaillais, du secrétaire Engen Vermersch et de l’actuel chef nationaliste Edmond Lepelletier, et ce fait menaçait de l’entraîner dans la persécution lancée par la réaction victorieuse contre tout ce qui avait eu un lien quelconque avec la Commune. Il quitta donc Paris, sa femme, sa mère et sa belle-mère, et partit pour la Belgique avec Rimbaud. Comme Brauwer et Krasebeck autrefois, les deux amis parcoururent le pays, menant la vie errante la plus libre et ne reculant devant aucune farce. Plus tard, Verlaine a décrit cette vie de façon charmante dans le magnifique poème “Laeti et errabundi”. De Belgique, les compagnons de flânerie se tournèrent vers l’Angleterre, où ils rencontrèrent Eugène Vermersch, mis en garde par les autres Communards fugitifs pour ses opinions autocratiques et indociles. A Londres, Verlaine reçut une lettre de sa femme lui annonçant que tout danger était passé, qu’il pouvait rentrer en France et qu’elle viendrait à Bruxelles avec sa mère et sa belle-mère pour le rencontrer et le ramener à Paris. Lorsque cette lettre arriva, les deux amis étaient en querelle, et Verlaine ne réfléchit pas longtemps, mais saisit la main tendue de la réconciliation et partit immédiatement pour Bruxelles, laissant son camarade à Londres, complètement démuni. A peine arrivé à Bruxelles, il regretta la géthane, envoya de l’argent et demanda à Rimbaud de venir à Bruxelles. Arthur vint, mais refusa catégoriquement de reprendre la vie commune de vagabond, demandant au contraire une aide pour pouvoir rentrer à Charleville. Verlaine entra dans une telle colère qu’en présence de sa femme, de sa mère et de sa belle-mère, il tira un coup de revolver sur son ami et le blessa au bras, pour se jeter aussitôt à genoux devant l’homme en sang et lui demander pardon en pleurant. Arthur fut transporté à l’hôpital, et l’histoire n’aurait pas eu d’autres conséquences si, après la guérison de son ami, Verlaine n’avait pas répété la même scène en pleine rue et n’avait pas répondu au refus ferme de Rimbaud par un nouveau coup de feu. Les autorités s’en mêlèrent, Verlaine fut arrêté et condamné à deux ans de prison, sa femme divorça et Rimbaud retourna dans son pays après avoir passé quelque temps à l’hôpital de Bruxelles.

Il fit alors imprimer “Une saison en enfer”, le seul ouvrage qu’il ait publié lui-même. Immédiatement après la parution du volume, il détruisit toute l’édition, à l’exception de quelques exemplaires, après quoi on se chargea plus tard d’une réimpression. Il se tourna de nouveau vers Paris, mais n’y resta que quelques jours et retourna à pied à Roche, un petit village près de Charleville, où sa famille habitait maintenant une ferme. De Roche, il partit pour l’Angleterre, où il se débrouilla quelque temps comme professeur de français, puis il resta à nouveau peu de temps chez sa mère et s’envola à nouveau, cette fois pour l’Allemagne. En février 1875, il donnait des cours de français à Stuttgart, lorsque Verlaine, qui venait d’être libéré de prison, se présenta soudain chez lui et lui demanda de renouer ses anciennes relations. Aiguillonné par l’expérience, Rimbaud accepta en apparence la proposition de Verlaine, mais fut intérieurement très contrarié d’être compromis par son ancien ami, habillé en vagabond et en routier, alors qu’il commençait à peine à conquérir une position bourgeoise respectée. Ils quittèrent Stuttgart à pied, mais se disputèrent bientôt, et cette fois ce fut Verlaine qui faillit être tué par son compagnon sur une route forestière déserte. Verlaine pardonna dès qu’il se réveilla de sa stupeur, mais Rimbaud resta implacable et les amis se séparèrent pour toujours. Rimbaud semble avoir ainsi totalement oublié Verlaine, comme il a d’ailleurs résolument et irrévocablement tiré un trait sur toute l’époque littéraire de sa vie. Verlaine, en revanche, n’a pas pu oublier son ami disparu, il l’a commémoré dans de nombreux vers et a également publié les poèmes rassemblés de Rimbaud. Le poème “Lasti et errabundi” mentionné plus haut, dans lequel il rejette en termes magnifiques la possibilité que Rimbaud soit mort, montre à quel point il s’est senti lié au défunt. Mais pour Verlaine et la littérature, Rimbaud était mort. Il avait tiré un trait sur sa vie passée, et il s’ensuit maintenant une chasse aventureuse au bonheur, qu’il cherchait comme auparavant dans la liberté et l’indépendance, mais qu’il s’efforçait d’atteindre par d’autres moyens. Avec Verlaine, il s’était contenté de la liberté du vagabond et du bohémien, maintenant il s’était rendu compte du caractère problématique d’une telle liberté, et ses yeux s’étaient ouverts sur la dure vérité que l’on aimerait tant nier et que l’on a l’habitude de combattre à l’école avec toute la sagesse de la vieille philosophie : à savoir la vérité selon laquelle seul est libre et indépendant celui qui a de l’argent. Tant que nous devons gagner notre vie, nous sommes sous l’emprise de ceux qui possèdent, et pour pouvoir exercer une domination sur nous-mêmes, nous devons posséder. Cette amère expérience poussa Rimbaud à s’efforcer désormais d’acquérir une somme d’argent qui lui permettrait de vivre de ses rentes. Mais là encore, l’instinct aventureux de l’errance ne le quitta pas, et au lieu de chercher la réalisation de ses désirs à proximité, il tourna ses regards vers les lointains prometteurs. Peu après sa séparation d’avec Verlaine, Rimbaud quitta Stuttgart pour se rendre chez un ami d’enfance du nom de Mercier, qui fabriquait du savon sur une île des Cyclades, à Naxos ou Paros. Ses maigres économies ne lui permirent d’aller que jusqu’à Altorf ; c’est à pied qu’il gravit le Saint-Gothard, c’est à pied qu’il descendit en Italie de l’autre côté. Il arriva à Milan, où il eut le bonheur de plaire à une dame qui lui offrit l’hospitalité et le garda un mois chez elle. Dès qu’il fut remis de ses fatigues, il reprit son bâton de marche et se dirigea vers le sud, vers Brindisi, où il comptait s’embarquer. Mais entre Livourne et Sienne, il eut un accident : alors qu’il marchait tête nue le long de la route, il fut frappé d’un coup de soleil, on le ramena à Livourne et on le conduisit à l’hôpital. Quand il fut guéri, le consul de France le renvoya à Marseille. Là, malgré toute son ingéniosité, il ne parvint qu’avec beaucoup de peine à gagner sa vie. A Paris, une personne de sa connaissance l’a rencontré une fois rue de Rivoli, où il vendait aux passants des trousseaux de clés patentées ; au cours de ses pérégrinations en Belgique et en France, il a souvent aidé les gens de la campagne en leur rendant toutes sortes de services manuels ; à Marseille, il s’est mis à travailler dans le port.

Mais il lui était difficile de garder son âme et son corps ensemble, et un recruteur qui cherchait des soldats pour les carlistes espagnols lui apparut comme un ange du ciel. Rimbaud se laissa recruter, mais dès qu’il eut l’argent de la main en poche, il prit le train et partit pour Paris, où il fit une courte mais violente orgie avec l’argent espagnol. Une fois l’argent épuisé, Rimbaud se remit en route vers sa patrie, vers le port sûr qui était prêt à l’accueillir après chaque voyage mouvementé. A peine le printemps de l’année 1876 était-il apparu que notre aventurier ne souffrait plus à Charleville. Mme Rimbaud se laissa cette fois-ci attendrir par l’ouverture de sa bourse, et Arthur prit le train qui devait le conduire d’abord à Vienne, d’où il comptait gagner la mer Noire et l’Asie. Mais il fut à nouveau suivi par le malheur qui l’avait déjà contraint à rentrer la dernière fois. A Vienne, il se lia immédiatement d’amitié avec le cocher qui devait le conduire de la gare à l’auberge, et le fiacre le conduisit à une bande de coquins qui enivrèrent l’étranger pour le dépouiller de son argent liquide. Sans ressources, il parcourut les rues de Vienne, parfois en travaillant, plus souvent en mendiant. Finalement, il eut des démêlés avec la police et fut conduit par poussée à la frontière allemande. La sainte fraternité de l’Empire allemand l’accueillit et le soutint jusqu’à la frontière française, d’où il rentra à pied.

Et c’est à pied qu’il quitta à nouveau sa patrie, traversa la Belgique et arriva en Hollande où il se fit enrôler dans l’armée coloniale hollandaise pour 600 francs payés en liquide et s’embarqua pour les îles de la Sonde. Bien entendu, il n’a pas tenu longtemps en tant que soldat à Java et Sumatra. Au bout de quelques mois, il déserta et se mit à errer à l’intérieur de Java, craignant constamment d’être découvert et d’être puni par l’exemplarité des déserteurs. Il parvint cependant à échapper à ce danger et à se faufiler jusqu’à Batavia, d’où il partit comme matelot sur un navire anglais. Au cours du voyage vers Liverpool, le navire toucha Sainte-Hélène, et c’est là que Rimbaud tenta de s’échapper en sautant par-dessus bord et en essayant de rejoindre l’île à la nage. On le ramena de force à bord, et après toutes sortes de difficultés, de tempêtes et de fatigues, comme il s’en produit à chaque long voyage sur un voilier, notre héros se rendit à Dieppe. Après quelques semaines passées dans sa patrie, il repartit, arriva à pied en Hollande et, cette fois, ne se laissa pas enrôler comme soldat, mais se fit lui-même recruteur. Il exerça ce métier sous un faux nom en Belgique et en Allemagne, jusqu’à ce qu’il ait gagné une petite somme avec laquelle il partit pour Hambourg, dans l’espoir d’y trouver une occasion de voyager en Orient. Son projet échoua et, comme il avait dépensé tout son argent, il dut s’estimer heureux de trouver un emploi de batteur de tambour et de farceur dans le cirque français Loisset, qui passait alors par Hambourg. C’est à ce titre qu’il a voyagé avec la compagnie de cirque dans le nord de l’Allemagne, au Danemark et en Suède. A Stockholm, il en a eu assez de l’histoire et s’est adressé au consul de France qui, comme son collège à Livourne à l’époque, s’est occupé volontiers du voyage de retour. Le lecteur pourra compter combien de fois Rimbaud était arrivé chez sa mère, dépenaillé et en haillons. Madame Rimbaud s’était apparemment habituée à ces retours à la maison de son fils en perdition et ne lui faisait plus de reproches. Mais l’année suivante, en 1878, elle se laissa attendrir et donna à son fils les moyens de partir pour Hambourg, après qu’Arthur lui eut fait croire qu’on lui avait fait miroiter une bonne place. Il eut en effet la chance d’obtenir un poste, et de surcroît un poste dans cet Orient tant désiré. Il se rendit de Hambourg à Gênes et franchit pour la seconde fois le Saint-Gothard, mais cette fois encore à pied, car les fortes neiges de novembre 1878 avaient interrompu le trafic postal. A Gênes, il s’embarqua pour Alexandrie, mais n’y resta pas longtemps ; il trouva un nouveau poste sur l’île de Chypre. Il y fut surveillant pendant six mois dans une carrière, loin des villes et des villages, dans un climat qui lui donna bientôt de violentes fièvres. Il revint dans sa patrie, cette fois-ci en tant que passeur payant, car il ne pouvait rien dépenser de son salaire dans une solitude raffinée, et fut donc obligé de faire des économies. Il arriva à Roche en été 1879, passa l’hiver à Charleville, mais repartit au printemps. Comme il ne trouvait pas d’emploi à Alexandrie, il retourna à Chypre et devint surveillant pour la construction d’une villa d’été du gouverneur anglais, au sommet du Troodos, la plus haute montagne de l’île. Mais cela ne lui convenait que pour quelques mois. En août, il prit congé de Chypre, traversa le canal de Suez à bord d’un bateau à vapeur, visita les ports de la mer Rouge de Djedda, Suakim, Massaua et Hodeida, et s’arrêta finalement à Aden, où il fut engagé comme comptable par une société française. Pour cette même société, il se rendit en novembre 1880 à Harrar via Zeila, où il établit une agence et pratiqua le troc avec les indigènes pour le compte de sa société principale. De là, où il resta presque une année entière, il demanda tous les manuels et appareils dont j’ai parlé plus haut. Il fut en contact étroit avec Makonnen, Ménélik, Jlg et tous les voyageurs africains qui passaient par là et qui pouvaient bénéficier de son aide amicale dans tous les cas. Il entreprit également lui-même de longs voyages à l’intérieur du pays, d’abord dans un but commercial, mais aussi pour faire des observations scientifiques de grande valeur, comme il ressort de certains de ses rapports imprimés dans les Annales de la Société de Géographie de Paris. Ce qui lui permit de mener à bien ces voyages, c’est surtout l’immense facilité avec laquelle il apprit les langues étrangères.

Il ne parlait pas seulement couramment l’arabe, mais savait aussi se faire comprendre dans les dialectes de tous les peuples noirs d’Afrique centrale et orientale. De plus, il vivait exactement comme les indigènes eux-mêmes, avait pris une femme indigène et s’était rapproché des Abbissinians dans ses mœurs et ses habitudes autant que cela est possible pour un Européen. Désormais, ce n’est plus à Charleville qu’il revient sans cesse, mais à Aden qu’il commence ses voyages. En 1881, il revient de Harrar à Aden, cherche à nouer des liens avec la Société de géographie de Paris et nourrit des rêves d’avenir qui ne l’empêchent pas d’entreprendre de vastes et dangereux voyages à l’intérieur du pays ; c’est ainsi qu’il acquiert en quelques années une petite fortune qui lui aurait sans doute permis de réaliser rapidement son rêve de retraite depuis longtemps caressé, si la maladie ne l’avait pas forcé à partir. Rimbaud négligea sa santé durant ces années que l’espace nous interdit de raconter ici. En février 1891, son genou droit enfla, il ne put bientôt plus ni marcher ni se tenir debout et dut se résoudre à quitter Harrar pour trouver des soins médicaux. Il se fit transporter sur une civière jusqu’à la côte où il arriva après d’horribles souffrances et prit aussitôt le bateau à vapeur pour Aden afin d’être admis à l’hôpital européen. Le médecin local parla d’amputation et, pour y échapper, Rimbaud se fit transporter sur un bateau à vapeur en partance pour Marseille. A Marseille, l’affaire était tellement avancée qu’il n’était plus question d’hésiter et, en présence de sa mère accourue de Roche, il fut amputé de la jambe droite. Au bout d’un certain temps, il put se lever et fit de pénibles et infructueuses tentatives pour se déplacer en boitant à l’aide d’une béquille. Les lettres qu’il adressait à cette époque depuis l’hôpital de Marseille à sa mère, rentrée entre-temps à la maison, témoignent de son abattement et de son désespoir. En effet, il ne pouvait y avoir de pire destin pour un homme d’une telle ardeur, et il dit ouvertement combien la mort serait la bienvenue pour lui. Et la mort ne tarda pas à le délivrer, après que l’errant inquiet se fut encore une fois rendu dans son port d’attache, où sa mère et sa sœur le soignèrent. L’amputation de la jambe n’avait pas pu arrêter le mal, car elle avait été pratiquée trop tard. Il souffrait de douleurs physiques et morales indicibles, et bien que son état se dégradât visiblement, il insista pour retourner à Marseille, afin de s’embarquer pour l’Egypte ou l’Abyssinie. Pendant trois mois, il lutta à Marseille contre le mal qui lui rongeait les moelles et les nerfs ; finalement, tous les médecins l’abandonnèrent, car il était perdu sans espoir de salut, et il vit s’approcher la fin inévitable, au milieu d’atroces douleurs qui ne lui permettaient pas de dormir un seul instant, de sorte qu’il dut recourir à des moyens narcotiques. Il mourut le 10 novembre 1891 à l’hôpital de Marseille, après avoir passé les derniers jours à s’exclamer sans cesse : “Kerim ! Allah Kerim ! Allah Kerim ! Son corps fut transporté pour un dernier voyage dans sa patrie, où il fut enterré dans le cimetière de Charleville. C’est ainsi qu’après tant d’errances et tant de tempêtes, cet homme extraordinaire, ce vagabond sans repos, cet aventurier sans consistance, trouva sa dernière demeure dans la “délicate prison” qu’il avait tant de fois quittée et tant de fois recherchée.

Paris. Karl Engen Schmidt.